Le lendemain

matin, 26 juillet, Dick et Ralph partirent pour Columbus dans la camionnette de Ralph, après une brève discussion.

– J’aime bien mon vieux camion, soupira Ralph, mais si tu dis qu’il faut en changer, Nick, ce sera comme tu veux.

Ne traînez pas en route, répondit Nick.

Ralph se mit à rire et regarda autour de lui dans la cour. June et Olivia faisaient la lessive dans un grand baquet. Tom était dans le champ de maïs en train d’épouvanter les corneilles – occupation dont il ne semblait pas se lasser. Gina jouait avec le garage et les petites voitures. La vieille femme ronflait dans son fauteuil à bascule.

– Tu es drôlement pressé de te jeter dans la gueule du lion, Nicky.

Tu connais un meilleur endroit où aller ?

C’est vrai. Ça ne sert à rien de tourner en rond. On se sent inutile. Pour se sentir bien, il faut se donner un but. Tu as déjà remarqué ?

Nick fit un signe de tête.

Ralph lui donna une grande tape sur l’épaule et s’éloigna.

– On y va, Dick ?

Tom Cullen sortait à toutes jambes de son champ de mais, la chemise et le pantalon couverts de longs cheveux blonds.

– Moi aussi ! Tom

Cullen veut faire un tour ! Oui, oui, oui !

– Alors viens, dit Ralph. Mais regarde-toi ! Couvert de barbes de mais, de la tête aux pieds. Et tu n’as même pas attrapé une seule corneille ! Je vais te nettoyer un peu.

Avec un large sourire, Tom laissa Ralph brosser sa chemise et son pantalon. Pour Tom, pensa Nick ces deux dernières semaines avaient sans doute été les plus heureuses de sa vie. Il était entouré de gens qui l’acceptaient et qui l’aimaient. Et pourquoi pas ?

Oui, il était simple d’esprit, mais il était quand même un être humain, chose relativement rare dans ce monde nouveau.

– À tout à l’heure, Nicky, dit Ralph en s’installant au volant de la Chevrolet.

– À tout à l’heure, Nicky, répéta Tom Cullen, toujours souriant.

Nick les regarda s’éloigner, puis se dirigea vers la remise où il trouva une vieille caisse et une boîte de peinture. Il défit l’un des côtés de la caisse et le cloua sur un long piquet. Puis il sortit avec sa pancarte et le pot de peinture dans la cour où il se mit à peindre, tandis que Gina le regardait faire par-dessus son épaule.

– Qu’est-ce qu’il écrit ?

Olivia lui lut le message : – Nous partons à Boulder, au Colorado. Nous prendrons uniquement des routes secondaires pour éviter les embouteillages. Communiquez sur C. B., canal 14.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

demanda June qui arrivait.

Elle prit Gina dans ses bras et regarda Nick installer sa pancarte à l’endroit où la route de terre se perdait dans la cour de mère Abigaël. Il enfonça profondément le piquet dans la terre, pour que le vent ne renverse pas la pancarte. Il y avait souvent des tornades dans la région ; et il pensa à celle qui avait failli les emporter, lui et Tom, à cette horrible peur qu’ils avaient eue dans l’abri.

Il écrivit un message et le tendit à June.

Dick et Ralph vont revenir de Columbus avec une radio. Il faudra garder l’écoute sur le canal 14.

– Pas bête, dit Olivia.

Nick se tapa le front d’un air très sérieux, puis sourit.

Les deux femmes repartirent étendre le linge. Gina retourna à ses petites voitures à cloche-pied. Nick traversa la cour monta l’escalier et s’assit à côté de la vieille femme qui dormait encore. Il regarda le mais et se demanda ce qu’ils allaient devenir.

Nick, ce sera comme tu veux.

Ils avaient fait de lui leur chef, sans qu’il sache pourquoi. Un sourd-muet ne peut pas donner d’ordres ; on aurait presque dit une mauvaise plaisanterie. Dick aurait dû être leur chef. Tout avait commencé dès qu’ils avaient rencontré Ralph Brentner dans sa camionnette, sur la route : Ralph disait quelque chose, puis jetait un coup d’œil à Nick, comme s’il attendait une confirmation. Et Nick regrettait déjà ces quelques jours, entre Shoyo et May avant Tom, avant les responsabilités. Il était facile d’oublier à quel point il s’était senti seul, la peur qu’il avait eue de devenir fou, à cause de ses cauchemars. Et trop facile de se souvenir qu’il n’avait alors qu’à s’occuper de lui, petit pion dans ce jeu terrible.

J’ai su que c’était toi quand je t’ai vu, Nick. Dieu a touché ton cœur de Son doigt…

Non, je n’accepte pas ça. Et je n’accepte pas Dieu non plus. Que la vieille femme rêve de son Dieu. Les vieilles femmes ont besoin de Dieu comme elles ont besoin de lavements et de sachets de thé. Une chose à la fois, un pied devant l’autre, et on verra ensuite. D’abord, les emmener à Boulder. La vieille femme avait dit que l’homme noir existait vraiment, que ce n’était pas seulement un symbole psychologique. Il refusait de le croire… mais, au fond de son cœur, il le savait. Au fond de son cœur, il croyait tout ce qu’elle avait dit. Et il avait peur. Il ne voulait pas être leur chef.

C’est toi, Nick.

Une main lui serrait l’épaule. Il sursauta et se retourna. La vieille femme ne dormait plus. Assise dans son fauteuil à bascule, elle le regardait en souriant.

– Je pensais à la crise de 1929, dit-elle. Tu sais qu’à une époque toutes ces terres appartenaient à mon père, des hectares et des hectares. C’est pourtant vrai. Pas facile pour un Noir.

Et puis, en 1902, j’ai joué de la guitare et j’ai chanté à l’Association des agriculteurs. Il y a longtemps, Nick. Longtemps, longtemps.

Nick lui fit signe de continuer.

– C’était le bon temps, Nick – presque toujours en tout cas. Mais il faut croire que rien n’est éternel. Sauf l’amour du Seigneur. Mon père est mort. On a divisé la terre entre ses fils, avec un petit bout pour mon premier mari, quinze hectares, pas beaucoup. Et cette maison se trouve sur ce qui reste des quinze hectares. En fait, il n’en reste plus qu’un seul. Évidemment, je pourrais tout reprendre maintenant, mais ce ne serait plus pareil.

Nick tapotait la main décharnée de la vieille femme. Elle poussa un profond soupir.

– Les frères ne s’entendent pas toujours très bien pour travailler ensemble. En fait, ils se disputent presque toujours. Regarde Caïn et Abel ! Tout le monde voulait commander, et personne ne voulait travailler ! Et puis, en 1931, la banque demande ses sous. Alors, ils comprennent. Ils en mettent un coup, mais c’est trop tard. En 1945, il ne reste plus que mes quinze hectares, là où se trouve maintenant la ferme des Goodell.

Pensive, elle chercha un mouchoir dans sa poche et s’essuya lentement les yeux.

– Finalement, il ne restait plus que moi. Et je n’avais plus d’argent. Tous les ans, quand il fallait payer les impôts, ils en prenaient un peu plus pour payer ce que je devais. Moi, je regardais le bout de terre qui n’allait plus m’appartenir, et je me mettais à pleurer, comme je pleure maintenant. Un petit peu plus tous les ans, pour les impôts, voilà comment ça s’est passé. Un petit bout par-ci, un petit bout par-là. J’ai bien loué ce qui restait, mais ce n’était jamais assez pour leurs sacrés impôts. Ensuite, quand j’ai eu cent ans, ils m’ont dit que je n’aurais plus jamais à payer d’impôt. Oui, c’est comme ça, ils te font un cadeau quand ils t’ont tout pris, sauf ce petit bout de terrain qui nous reste. Tu parles d’un cadeau !

Nick lui serra doucement la main en la regardant dans les yeux.

– Oh, Nick, j’ai connu la haine de Dieu dans mon cœur. Celui qui aime Dieu Le déteste aussi, car c’est un Dieu jaloux, un Dieu dur. Il est ce qu’Il veut et dans ce bas monde, on dirait bien qu’Il préfère récompenser les bons en les faisant souffrir, alors que ceux qui font le mal roulent en Cadillac. Et même la joie de Le servir est une joie amère. Je fais Sa volonté, mais il m’est arrivé de Le maudire dans mon cœur.

« Abby, dit le Seigneur tu as du travail à faire. Alors, je vais te laisser vivre, et vivre encore, jusqu’à ce que ta peau colle sur tes os. Tu vas voir tous tes enfants mourir devant toi, et tu continueras ta route. Je vais te laisser voir partir la terre de ton père, petit bout par petit bout. Et finalement, ta récompense sera de t’en aller avec des étrangers, de quitter tout ce que tu aimes pour mourir en terre étrangère, sans même terminer ton travail.

Telle est Ma volonté, Abby », dit le Seigneur. Et moi, je réponds : « Oui, mon Dieu. Que Ta volonté soit faite. » Et, dans le fond de mon cœur, je Le maudis et je demande : « Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? »

Et la seule réponse que je reçois, c’est celle-ci : « Où étais-tu quand J’ai fait le monde ? »

Les larmes coulaient à flots sur ses joues mouillaient son corsage. Et Nick s’étonna qu’il puisse encore y avoir tant de larmes dans le corps d’une si vieille femme, aussi sèche qu’une branche morte.

– Aide-moi, Nick. Je veux seulement faire ce qu’il faut faire.

Il lui serra la main. Derrière eux Gina riait, fascinée par les reflets du soleil sur les petites voitures.

le fléau
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